Chez Mentaïg, au n° 19 rue de la Porte Vieille

Elle prit la tasse dans ses mains et la porta à ses lêvres tremblantes. Le liquide chaud lui fit du bien, la réchauffant de l'intérieur. Mais elle ne parvint pas à porter le pain à sa bouche. C'était au dessus de ses forces.

Merci, Ma Dame, vraiment, merci... Mais je ne peux manger, excusez-moi. J'ai l'estomac bien trop noué.

Vous êtes vraiment très aimable, avec moi.

Elle la regarda ensuite se diriger vers la couche pour aller remettre des draps comme elle l'avait dit, et replongea dans ses souvenirs. La demande que Zel avait faite au cadastre de Montargis pour qu'ils puissent s'installer ensemble... Leur rêve!

Mentaïg sourit quand Terwagne vint l'aider tirer linceuls et couvertures. Des gestes tout simples, de ceux qui vous raccordent à la vie même quand on croit qu'elle ne veut plus de vous.
Elle attendit que la jeune femme fût endormie en rangeant un peu, vérifia que les braises tiendraient jusqu'au soir, et quitta la maison sur la pointe des pieds. D'autres tâches l'attendaient ailleurs, et elle aussi avait besoin d'accomplir des gestes quotidiens.

Quand elle revint, vers complies, la maison était vide. Elle lut le billet laissé sur la table.

Citation :

"Jamais je ne pourrais vous remercier assez pour ce que vous avez fait pour moi aujourd'hui.

Terwagne."

Un ou deux bols de tisane, un peu de feu, des draps frais... Bien peu de choses, en vérité.
Terwagne ne saurait jamais que, ce jour-là, elle avait donné à Mentaïg bien plus que ce qu'elle avait reçu. Elle ne le saurait jamais, et c'était mieux ainsi.

Mentaïg ferma la maison, et repartit pour la Mairie.

Ce matin d'assez bonne heure, Astaroth arriva devant la porte de Mentaig. Il toca.

Mentaig, Mentaig, j'ai besoin de votre savoir.

Après quelques longues minutes a attendre une reponse, Astaroth se retourna et disparut dans les rues de Sancerre

Elle doit surement etre absente, avec son poste. Je vais essayer chez Ysa. Elle doit savoir je presume.

Une chaussette ?
Oui, c'était à peu près ça. Une chaussette, vieille, usagée.
Ou alors, un de ces fruits étranges qu'elle avait vus à Marmande. Des fruits à la peau épaisse, d'un jaune brillant, que l'on pressait pour en faire sortir un jus clair, acide, certes, mais revigorant à l'extrême, et propre à de multiples usages. On le pressait, on utilisait le jus, et on jetait la peau.

La maison était froide, cela sentait le feu éteint, l'humidité, la poussière. Rien que de rebutant. Pourtant, c'est là que Mentaïg se réfugia. Elle s'assit sur le coffre, à droite de l'entrée, les mains abandonnées dans son giron, le regard fixé sur une lame du parquet mal dégauchie. Un noeud ressortait. Il faudrait le raboter. Peaufiner le travail, lisser la surface, polir, égaliser...

A quoi bon ? Nul ne le verrait. Tel qu'il était là, tout le monde le remarquait : un travail mal fait. Si elle faisait disparaître ce noeud, personne ne se souviendrait qu'il avait un jour été là.

Neuf mois. Neuf mois de travail acharné, au service d'une cause qui lui semblait juste.
Neuf mois pour accoucher d'un mort-né.

Quelle importance ? Elle savait depuis le début qu'elle n'était qu'un pion, sur le grand échiquier du Royaume. Son erreur avait été de jouer ce rôle pendant neuf mois, et de dire enfin non. Et d'être incapable de faire comprendre pourquoi. "Crise d'ego", avait-il dit. Tellement plus facile ! Tellement plus confortable ! Et pourquoi ces mots blessants, qui s'étaient enchaîné à plaisir ?
Quinze jours. Il restait quinze jours de travail. Et après ?
Le vide.
Elle avait donné le change, la veille. A HdB, d'abord, venu la chercher, et qu'elle n'avait pu suivre, trop occupée par une dernière tentative de faire admettre son point de vue. Puis, avec le Duc et le Chambellan, elle avait travaillé une partie de la nuit sur un ultime projet de traité de paix. Ils avaient évoqué la situation en Anjou, à Compiègne, avaient plaisanté, même. Le temps avait passé. Bien après mâtines et laudes, chacun était allé prendre quelques heures de repos. Pour Mentaïg, ça avait été dans son bureau du Castel des Ambassades, comme souvent. Elle avait fini par s'endormir sur les réponses apportées par un jeune postulant, après avoir pris le temps d'écrire à une attachée diplomatique malade. Valatar et Hugo avaient-ils été dupes ? Rien n'était moins sûr. Ils la connaissaient trop bien. HdB avait compris, lui.

Elle rentrait de taverne, où elle avait fait un passage éclair. La volonté affichée de bonne humeur de Icefly l'avait achevée. Un besoin de parler, rare chez elle, l'avait amenée à pousser la porte, pourtant. Mais les mots ne pouvaient venir. Tous ces mois de travail n'avaient eu pour effet que de l'éloigner des autres.
Ce n'était pas la première fois qu'elle en faisait l'amer constat. Le souvenir de ses actes au service de tous s'effaçait déjà, ne restait plus que celui de ses absences auprès de ses proches : le noeud dans les acres de bois lissé.
Ce n'était pas la première fois, mais chaque fois elle avait eu pour la soutenir la certitude de pouvoir agir encore pour le plus grand nombre. La solitude en était certes le prix. L'impossibilité de partager, aussi. On ne peut partager les secrets d'Etat, et on doit assumer la jalousie et la rancoeur qu'un tel comportement suscite. Mais elle en avait fait l'apprentissage.
Tout était à recommencer. Tout était à reconstruire.
Et elle n'en avait plus la force.

Elle se leva et poussa le verrou.

Ysabeau passa devant chez Mentaïg. La maison était fermée, mais une faible lueur derrière la porte... Etrange, depuis si longtemps Mentaïg n'avait plus mis les pieds chez elle.
Elle frappa. Pas de réponse. Elle tenta de pousser la porte. Le verrou était mis.

Mentaïg ? c'est moi, c'est Ysabeau... tu as des soucis ? tu veux parler ?

Elle attendit un moment.

Dormir...
Pourquoi se l'interdire, désormais ? Comme elle aimait à le répéter, les cimetières sont peuplés de gens indispensables. Sans prendre la peine de se dévêtir, Mentaïg se faufila entre les courtines, les ajusta soigneusement, et se roula en boule sous l'édredon.
On frappait à la porte.

Mentaïg ? c'est moi, c'est Ysabeau... tu as des soucis ? tu veux parler ?

Ysabeau... Ysabeau qui était toujours là, pour tout le monde, fidèle parmi les fidèles. Mais que dire ? A quoi bon ?
Mentaïg attrapa l'oreiller, et se boucha les oreilles pour ne plus entendre.

Nulle réponse, nul frôlement de robe derrière la porte. Pourtant, elle le savait, elle le sentait, Mentaïg était là, derrière ces murs, derrière ces fenêtres closes, derrière ces rideaux baissés.
Elle prit dans son baluchon un morceau de parchemin, et griffonna un petit mot... (Ysabeau a toujours tout ce qu'il faut dans son baluchon pour écrire...)

Citation :

Ma chère Mentaïg,
Pour tout te dire, je suis inquiète. Depuis quelques jours, je ne te vois plus. Tu ne viens plus au Havre, tu es toujours occupée ou absente au mésangier et je n'ose te déranger... Le seul signe que j'ai de toi, ce sont les consignes du matin...
Que se passe-t-il ? Il t'es arrivé quelque chose ? Tu es lasse ?
Je comprends que toutes ces charges qui sont les tiennes, doivent te fatiguer, t'épuiser. Tu n'as plus le temps de te détendre...
Je comprends que tu veuilles rester seule, mais ce n'est pas la solution.
Si tu as besoin de parler, de te confier (moui, en fait je sais bien que tu n'aimes pas te confier, mais tant pis), je suis là. Je passe un peu chez Asta, et puis je serai chez moi.
Tu ne viendras sans doute pas... Hé bien, je repasserai ici.
Mentaïg... j'ai envie de te dire : la vie est là, HdB est là, nous sommes là... la vie continue...
Mais mes mots sont dérisoires
Alors je te dis juste : je t'aime, Mentaïg.
Ysabeau

Alerté par Ysa, Hugo ne savait que faire. Tant de fois, elle avait été pour lui d'un soutien sans failles, présente dans tous les moments, mauvais comme bons. Il savait ce qui n'allait pas, il le savait fort bien. Il avait beaucoup pensé ces dernières heures et avait pris une décision grave. Mais il n'irait pas contre la volonté de celle qu'il voulait aider.

Ment, c'est moi. Je ne prends pas la peine de frapper, je sais que tu t'es enfermée. Je te laisse un mot, lis-le dès que tu peux.

Il glissa sous la porte un petit mot avec inscrit dessus

Citation :

Et si on osait ?

Il repartit vers Le Havre où il espérait croiser Terry. La forêt qui bordait le village, éclairée par la pleine lune, semblait l'attendre.

Une main poussa la porte. Deux bras bienveillants soulèverent la jeune femme légère et la portèrent jusqu'à son lit. Les mains essuyèrent le visage couvert d'eau et de poussière, et couvrirent le corps fatigué, amaigri. Une douce chaleur se répandit dans la pièce, celle du feu qui reprenait vie dans l'âtre.
"Tenez, buvez Mentaig..."
Quelques gouttes de bouillon et les mains reposèrent la tête de la jeune femme délicatement sur l'oreiller.

Puis, Amélia s'installa là, bien décidée à veiller le temps qu'il faudrait..

La journée passa ainsi. Amélia veillait sur le sommeil de Mentaïg comme elle veillait d'habitude sur le sommeil d'Alix. Le visage de la jeune femme prenait parfois les mêmes airs, on y lisait les mêmes peurs enfantines, les mêmes angoisses. Elle, d'habitude si forte, semblait si fragile tout d'un coup. Amélia avait beaucoup d'admiration pour elle, pour son esprit brillant, son ardeur au travail, sa droiture sans faille. Mais elle savait aussi que cette intégrité inaliénable s'accompagnait d'une grande rigidité. Mentaïg était des ces roseaux qui dans la tempête cassent et ne plient pas. La vie la forçait à plier et cette nuit elle avait bien failli en mourir. La première alerte était passée mais était-elle sortie d'affaire pour autant? Rien n'était moins sûr.
Mentaïg devrait apprendre les vertus de la consolation, accepter de poser son fardeau un instant, accepter de le partager avec les gens autour d'elle qui étaient prêts à l'aider. Mais il est tellement plus difficile de demander de l'aide ou de recevoir celle qu'on vous propose que de l'offrir. Mentaïg n'était pas seule, mais elle semblait l'ignorer.
Amélia se leva pour remettre une bûche dans la cheminée. La nuit tombait et désormais seule la lumière rouge des flammes éclairait la pièce. Amélia revint vers le lit, caressa d'une main maternelle le front de la jeune femme. Sa respiration était calme, elle dormait comme une petite fille.
"Dormez Mentaïg, dormez... Demain, un nouveau jour se lèvera..."

Le visage auréolé de boucles rousses flottait devant les yeux de Mentaïg, désincarné. C'était Amelia. Aucun doute, là-dessus. Un point fixe, auquel se raccrocher : voilà ce qui manquait à Mentaïg. Elle l'avait enfin. La certitude de s'adresser à Amelia, même si ce n'était pour l'instant qu'une image flottante, l'aida à rassembler ses esprits, péniblement.

Oui, c'est moi. N'ayez pas peur. Je suis auprès de vous.

Des mots étranges, dans une langue étrange... Non, pas étrange, seulement étrangère. Mentaïg ne comprenait pas les mots, mais le ton était apaisant, calme. La jeune femme se concentra, essaya de saisir le sens. De quelle langue s'agissait-il ?

Voulez-vous boire? Il y a de l'eau fraîche et un peu de bouillon aussi...

Boire... Ca, elle comprenait. Boire, oui.

De l'eau.

Elle avala péniblement, lança à Amelia un long regard de gratitude, et se rendormit, épuisée.

Mais ce sommeil ne dura pas. Quand Mentaïg ressurgit de nouveau des limbes, elle se retrouva d'un coup en pleine possession de ses moyens. Elle se sentait faible, bien sûr, amoindrie physiquement, mais elle avait retrouvé toutes ses capacités. De nouveau, son cerveau fonctionnait à plein rendement. Le besoin de comprendre, aussi vital chez elle que celui de boire ou de s'alimenter, refaisait surface.

Amelia... Que m'est-il arrivé ? Depuis combien de temps suis-je ici ?

Amelia... Que m'est-il arrivé ? Depuis combien de temps suis-je ici ?

Après avoir sombré à nouveau un court moment dans le sommeil, Mentaïg revenait à elle. Cette fois, elle semblait avoir retrouvé ses esprits. Son visage bien que fort amaigrie retrouvait lui aussi quelques couleurs.

Je ne sais pas Ment'. Je vous ai trouvée par terre ce matin. J'étais inquiète de ne pas avoir vue au village depuis plusieurs jours. Et au vu de votre état, je dirais qu'il y a plusieurs jours que vous ne vous êtes alimentée. Je crois...

Amélia marqua une pause avant de continuer, cherchant comment formuler ses pensées.

Je crois que vous vous êtes enfermée chez vous, que vous vous êtes enmurée de votre solitude, que vous aviez perdu l'envie de manger...

Elle continua plus bas...

... l'envie de vivre aussi peut être....

Puis elle reprit, prenant la main de Mentaïg et la regardant dans les yeux.

Vous vous êtes coupée de nous, vous vous êtes éloignée. On dirait que vous croyez qu'il n'y a personne à Sancerre pour vous, personne qui se soucie de vous, personne qui a besoin de vous. Mais vous vous trompez...

Enfin, elle atteignit le 19. Une lumière à la fenêtre. Mentaïg était donc là.
Ysabeau s'approcha de la porte, frappa discrètement.

Mentaïg ?

Je vous ai trouvée par terre ce matin. J'étais inquiète de ne pas avoir vue au village depuis plusieurs jours. Et au vu de votre état, je dirais qu'il y a plusieurs jours que vous ne vous êtes alimentée. Je crois...

Plusieurs jours ? Mais quel jour était-ce donc ?

Je crois que vous vous êtes enfermée chez vous, que vous vous êtes enmurée de votre solitude, que vous aviez perdu l'envie de manger...
L'envie de vivre aussi peut être....

Amelia lui tenait la main, fixait sur elle son regard direct. Oui, les souvenirs revenaient. Oui, elle avait perdu l'envie de vivre. Oui, on pouvait croire qu'elle s'était coupée peu à peu de Sancerre, trop prise par des responsabilités qui la tenaient éloignée des tavernes, de sa propre maison. Mais le moyen de faire autrement ?

Vous vous êtes coupée de nous, vous vous êtes éloignée. On dirait que vous croyez qu'il n'y a personne à Sancerre pour vous, personne qui se soucie de vous, personne qui a besoin de vous. Mais vous vous trompez...

La voix d'Amelia faisait écho à ses propres pensées. Mentaïg se redressa un peu, s'appuyant des deux mains sur le drap pour s'asseoir plus confortablement, et fut surprise de les voir si osseuses, de contempler le réseau gonflé des veines sous la peau. Des mains de vieille femme.

Ce n'est pas ça, Amelia. Enfin, un peu, peut-être. Mais le temps n'est pas extensible à l'infini.

Elle reprit son souffle. Parler la fatiguait, elle entendait son accent d'origine, ne faisait aucun effort pour le maîtriser.

Il est si difficile de s'occuper de tous, et de garder le contact avec chacun !

Etait-ce bien compréhensible, ce qu'elle disait là ? Elle referma les yeux, s'imprégnant des paroles d'Amelia.

Vous avez probablement raison, au fond. Je n'ai jamais su accepter d'aide.

Un coup discret fut frappé à la porte. Mentaïg se composa immédiatement un visage.

Vous voulez bien ouvrir, s'il-vous-plaît ? Et me dire quel jour nous sommes.

La porte s'ouvrit, Ysabeau entra. Amelia... tiens, Amelia était là. La présence de son amie la rassura. Si Amelia était là, Mentaïg était entre de bonnes mains.
Elle alla jusqu'à l'alcôve.
Mentaïg était là, amaigrie, les yeux un peu brillants... mais vivante, vivante...

Mentaïg... tu sais que tu m'as fait peur ? Pas de nouvelles... Comme si...
Le coeur serré, elle pensait à Leopol, qui lui non plus n'avait donné aucune nouvelle, et dont maintenant le corps reposait à l'église

Il va falloir te refaire une santé Mentaïg. Tiens, je t'ai apporté quelque chose...
Elle fouilla dans sa besace, et en sortit un gâteau qu'elle posa sur une petite table, à côté de l'alcôve.
Il sort du four... je l'ai fait pour toi.
Elle sourit à son amie, hésita un instant, et lui demanda :
Tu crois que tu as repris assez de force pour... reprendre la gestion de la garde municipale ? Sinon, je peux encore m'en occuper tu sais...
Elle savait que Mentaïg avait besoin de se sentir utile...

Nous sommes vendredi Ment'... vous avez dormi toute la nuit.

Puis Amélia alla ouvrir à Ysa.

Ysa, je profite que tu sois là pour rentrer prendre un peu de repos et voir comment Simon s'en sort avec la petite.

Puis elle sourit à Mentaïg et lui promit de repasser plus tard.