Chez Mentaïg, au n° 19 rue de la Porte Vieille

La journée s'écoula, trop lente, beaucoup trop lente.
Et les quelques minutes grapillées en taverne passèrent à la vitesse de l'éclair. Comme le disait HdB, c'est la vie toute entière qui risquait de paraître brève, désormais. Mais c'était le prix à payer, et après tout il était bien faible. Mentaïg aurait donné, pour n'importe quel instant avec HdB, tous les jours qui lui restaient à vivre en ce monde. Elle éprouvait comme jamais un sentiment de plénitude absolue, l'impression merveilleuse et terrible d'avoir vécu jusque là mutilée, et d'avoir miraculeusement retrouvé son intégrité.
Il fallu pourtant bien se séparer encore, le temps pour HdB de remplir les devoirs de sa charge. Mentaïg en profita pour passer chez elle se sustenter un peu, et s'occuper les doigts à un semblant de ménage. Malgré la nuit qui tombait, elle fit un saut à son potager, pour vérifier le travail qu'y avait accompli Messire Benz. Elle alla même jusqu'à planter sur billon un rang d'ail rose, tâche qu'elle n'acheva qu'à la nuit close. Mais tout était bon pour dépenser le surcroît d'énergie qu'elle sentait bouillonner dans ses veines.

Jade, après avoir longuement marché, arriva devant la maison de Mentaig, elle déposa sur le seuil de sa porte un petit pot de confiture d'airelles avec un petit mot :

Citation :

Chère Mentaig ! je suis désolée de n'avoir pu te voir aujourd'hui alors que tu travaillais tout à côté, dans mon potager ! j'espère te voir bientôt, notre amie Celenna t'embrasse et salue d'ailleurs tous les amis du village, comme tu le sais, il lui tarde de rejoindre Chpif!...

Jade posa son morceau de parchemin et poursuivit son chemin...

Encore quelques heures en taverne, miraculeusement volées au temps méchant. « J'avoue ne pas avoir vu celle que je cherchais avant vous » avait-il murmuré.
Et HdB était encore parti patrouiller les ruelles de Sancerre. Il faudrait bien que Mentaïg s’y habituât. Il y aurait d’autres départs, d’autres arrachements, peut-être plus graves que celui-là.
La soirée avait été extraordinaire. Bien que le portier se fût acharné un temps sur la jeune femme, ses amis avaient trouvé le moyen de lui faire réintégrer la taverne, et HdB avait fait revivre pour son public la Guerre de la Poire, à laquelle il avait glorieusement participé. Mentaïg avait encore en tête quelques-unes de ses phrases : « Les combats font rage deux jours durant », « les combats se poursuivent dans les rues, de barricades en barricades », « malgré une lutte acharnée, la mairie tombe », … La jeune femme frémissait à l’idée que son Aimé avait participé à ces combats, que c’était là, même, d’après Hugo, qu’il était devenu une légende. Fasse Saint Arnvald que jamais cela ne recommence ! priait-elle silencieusement tout en réintégrant sa demeure. En ce moment même, Ysabeau conférait avec des membres de l’administration du duché, au sujet, entre autres, d’une possible révolte des Vagabonds. Qu’y avait-il de fondé dans ces rumeurs ? Pourrait-on éviter une attaque contre la mairie ? Et si on en venait là, échapperait-on à une trop grande violence ? Madame le Juge prononcerait-elle, contre d’éventuels rebelles, des sentences pas trop indulgentes ?... Autant de questions qui rythmaient la marche solitaire de Mentaïg sur les pavés gelés. Questions sans réponse…
Comme semblait être sans réponse l’insatiable quête de Maleus.
Cependant, dès qu’elle eût retrouvé le havre de son lit, Mentaïg connut le même apaisement que la veille. Il lui suffisait d’évoquer l’image de HdB, si solide dans sa cotte de mailles, sa voix si calme, la douceur de ses sentiments pour elle, et elle se sentait de nouveau une, réunifiée. Toute lumière s’éteignit au n° 19. Mentaïg dormait.

Les pas d'HDB le conduisirent sans qu'il ne s'en rendit compte devant le n°19. Devant cette porte devenue si famillière, il guetta un bruit, une lumière. Rien! Mentaig était sans doute rentrée assez tard de la taverne. Afin de ne point la réveiller, il poursuivit en silence son chemin

Dormez ma douce, je veille Murmura t'il en lui même

L'éveil de Mentaïg fut encore plus tardif que la veille.
"Il est temps que Bragon revienne, se dit-elle. Sans le bruit de sa forge, je deviendrai vite marmotte !"
Mais elle savait très bien que le silence - d'ailleurs tout relatif dans ces ruelles surpeuplées - n'était pas pour grand chose dans sa propension actuelle à dormir. Elle avait tellement de nuits sans sommeil à rattraper, tellement de fatigue accumulée sur ses jeunes épaules ! Il lui semblait qu'elle s'était déchargée sur HdB d'une partie de ce fardeau.
Elle n'avait pas la tête à ses affaires. HdB occupait toutes ses pensées. Elle mit près de deux heures à se préparer, à ranger la récolte de légumes de la veille, toute occupée qu'elle était à repasser dans sa tête la soirée en taverne.
Et évidemment, quand elle parvint à la mairie, il n'y avait plus une offre d'emploi. En quête de compagnie, elle s'en fut déjeuner chez Lems, de légumes et de lait. Et même si la taverne n'était peuplée que de fantômes, elle s'y sentit bien, parce que les mots de HdB y flottaient encore.
Ce ne fut qu'en revenant, désoeuvrée, qu'elle trouva le mot et le présent de Jade. Absorbée dans ses pensées, elle était passée deux fois à côté ! Elle goûta aussitôt la confiture, qu'elle adorait, en guise de dessert, rangea le pot et se dirigea vers le nord du village.

Ce fut en repassant par la mairie, afin de vérifier encore les offres d'emploi, que Mentaïg vit l'affiche.
Un affiche très officielle, à laquelle pendait le sceau du duc. Elle la lut machinalement, la tête ailleurs, en passant... et s'arrêta net :
"Quoi ?!"
C'était impossible, elle avait mal lu. Prenant une grande inspiration, sourcils froncés par l'effort qu'elle imposait à ses mains pour ne pas trembler, elle parcourut lentement des yeux tout le grand parchemin.

Citation :

Moi George le poilu, Duc du Berry, ordonne aux nobles berrichons et à leurs vassaux de se mobiliser afin de participer à la levée de l'ost conformément à leur serment d'allégeance.
se mobiliser afin de participer à la levée de l'ost ...
se mobiliser afin de participer à la levée de l'ost ...

Les mots dansaient devant ses yeux, avec leur cortège de douleurs. Bien sûr ! Comment avait-elle pu être aveugle à ce point ? La déclaration du duc de Bretagne, deux jours auparavant, l'inquiétude d'Ysabeau, en taverne, que tous avaient mise sur le compte de l'absence de Bragon, et puis, ici même, l'état du marché ! Tous les indices concordaient. La guerre, bien sûr.
En larmes, Mentaïg s'arracha à la contemplation du parchemin. Bousculant sur son passage ceux qu'elle croisait sans les voir, elle reprit instinctivement sa marche vers le nord du village.

La journée s’était traînée, morne, obscurcie par les bruits de bottes. Mentaïg avait eu en taverne, vers midi, confirmation par Ysabeau que le Roy de France s’apprêtait bel et bien à châtier l’Anjou.
HdB avait fait tout son possible pour la rassurer, mais elle avait tellement peur ! Une peur coupable, irraisonnée, qui la poussait à l’action.
Et ils s'étaient retrouvés au Havre des Amis, fort tard, la jeune femme ayant eu beaucoup de travail chez Lunaire. Le temps passé avec HdB était une extraordinaire parenthèse, lumineuse et douce.
Il l'avait raccompagnée, en la tenant serrée contre lui, la protégeant de son mieux de raffales porteuses de neige fondue. Et maintenant, ils étaient debout devant sa porte, déjà déchirés à l'idée de devoir attendre le lendemain.

Après quelques minutes blottis l'un contre l'autre, HDB sentit Mentaig frissonner.

Ma douce, vous avez froid, allez donc vous abriter. Si vous deviez être malade, je serais bien en peine de vous soigner

"Si ce n'était que le froid, mon âme, le mal ne serait pas bien grand. Mais vous avez raison, demain viendra vite."
Se haussant sur la pointe des pieds, elle déposa un baiser léger au coin des lèvres de HdB. Et, pour qu'il ne vît pas son trouble, elle se précipita dans la maison en refermant soigneusement l'huis.

Resté seul devant la porte HDB se rendit compte qu'il frissonnait lui aussi. Pourtant il était de constitution robuste et chaudement vétu. tout en reprenant le chemin de sa demeure, il murmura

Ce ne peut être le froid, non, ce n'est pas le froid

Adossée à sa porte, dans l'obscurité à peine troublée par les dernières braises de l'âtre, Mentaïg écouta le pas de Hdb qui s'éloignait dans la nuit.
Irait-il directement chez lui, à l'autre bout du village ? Parcourrait-il encore une fois les rues et ruelles, afin d'assurer la sécurité de tous les habitants ? Elle le suivait en pensée, tout en défaisant maladroitement les lacets de sa cape, et en couvrant le feu de cendres, pour avoir encore de la braise le lendemain. HdB aurait-il eu le temps au long de cette rude journée où il était passé dix fois en caserne pour voir où en était la mobilisation, de penser à entretenir son feu ? Elle l'imaginait, arrivant chez lui, frissonnant, dans une maison froide. Mais elle savait, que, comme elle en ce moment, il puiserait dans le souvenir de la soirée passée ensemble toute la chaleur dont il aurait besoin cette nuit.

Bien qu'il eût neigé, tard dans la soirée, l'atmosphère était assez douce, ce matin-là. Debout sur son seuil, Mentaïg suivait du regard la ruelle qu'avait empruntée HdB pour rentrer chez lui. Il lui semblait encore entendre, dans le silence de la forge froide, l'écho de son pas s'éloigner en hâte. De fil en aiguille, d'écho en pensée, de souvenir en fantôme, elle se retrouva soudain quelques mois en arrière, dans la tourmente qui avait provoqué sa fuite. Elle frissonna et secoua la tête comme une jument rétive, ses cheveux encore dénoués lui giflèrent la joue.
"Je ne veux plus y penser, s'intima-t-elle farouchement. C'est fini !"
Elle savait que certaine conversation avec Lems, Ysabeau et Miseri, la veille, avait provoqué cette soudaine remembrance. Elle ne leur en voulait pas, ils n'y étaient pour rien ; même, elle remerciait tous les jours Saint Arnvald d'avoir arrêté sa course folle à Sancerre, où vivaient des gens si chaleureux.
Elle s'activa à ses tâches habituelles du matin, l'eau à tirer du puits pour les lavages, la toilette, la cuisine ; le feu à ranimer, le bois à rapporter de l'appentis ; le potager à entretenir, la treille qui poussait sur la façade sud à tailler.
Enfin, la consultation des offres de travail à la mairie. Elle eut la chance d'être embauchée presque immédiatement chez Lunaire, dans les champs de qui elle avait déjà travaillé la veille. Sans doute le digne prêtre avait-il apprécié son ouvrage, bien fait quoi que fort tardivement. Cette fois, il s'agissait d'abattre une vache. Cela n'occuperait, dépeçage compris, que quelques heures. Aussi Mentaïg profita-t-elle du loisir offert pour prendre l'air des ruelles de Sancerre. Toute à sa contemplation de HdB, il lui semblait qu'elle avait un peu perdu de vue certains autres Sancerrois, et s'empressa de remédier à sa négligence.

Entendant la voix de Lems, Mentaïg se réjouit fort.
"Ah ! Enfin !", se dit-elle.
S'essuyant les mains sur son bliau, elle s'empressa de lui ouvrir.
"Entre, Lems, entre donc !"

"Oh ! Lems ! C'est trop gentil. Je vous assure que vous n'avez rien à vous faire pardonner."
Mentaïg sortit et vit le tombereau de bouses.
"Voilà qui sera parfait ! Je vous débarrasse tout de suite !"
Elle courut chercher une fourche dans son appentis et bientôt les bouses séchées s'entassèrent à l'entrée du potager. Elle remercia chaudement Lems, qui s'éloigna ensuite dans la ruelle.
Il semblait en pleine forme, vraiment. Mentaïg décida d'aller discuter un peu avec lui. Elle prit le temps de protéger soigneusement ses bouses des intempéries et de faire un brin de toilette, puis se dirigea vers le Havre.

lems afficha un large sourire à mentaig, tout en aidant mentaig.

bien voilà qui est fait et bien fait. Vous salurez HDB pour moi mentaig.
bonne journée et à bientôt !

lems reprit son chemin, chantonnant

La journée avait été éprouvante. Mentaïg avait bien cru Lems perdu. Mais, finalement il se remettrait. Cela, évidemment, réjouissait la jeune femme. Mais cela remuait aussi des souvenirs qu'elle avait espéré enfouis à jamais, de telle sorte qu'elle avait même laissé échappé un mot de trop, en taverne, auprès de HdB.
Elle prit le temps de chauffer suffisamment d'eau pour se tiédir un bain, qu'elle agrémenta de tilleul et qu'elle prit dans un cuveau tapissé d'un grand drap. Il n'y avait pas d'étuves à Sancerre, et cela lui manquait, mais le cuveau ferait l'affaire. Elle se détendit suffisamment pour fermer les yeux quelques minutes. Revigorée, elle reprit le chemin de la taverne.

Il tombait de nouveau une petite neige, qui se glissait dans les cols et le long des manches. Serrée de tout son corps contre HdB, qui tentait d'aligner son pas sur celui de sa compagne, Mentaïg parcourut le chemin familier jusqu'à sa maison.
En arrivant devant chez elle la jeune femme leva machinalement la tête vers sa cheminée, qui fumait toujours.
"Avez-vous au moins pensé à entretenir votre feu, aujourd'hui, mon âme ?"

HDB éclata d'un rire qui envahit la rue et déclencha quelques ripostes de la part des voisins. Il repris à mi voix

Ne vous en faites pas, j'y ai veillé, je dormirais cette nuit dans une demeure moins froide qu'hier. Et vous même, avez vous encore assez de bois où voulez vous que je vous en apporte un peu, j'ai un stock qui suffira à la consommation de nos deux foyers!

Il ne parvenait pas à quitter ce regard si beau et si profond.

Mentaïg, à l'écoute du rire tonitruant de HdB, rentra la tête dans les épaules. Fort heureusement, son voisin Bragon n'était pas encore rentré.
"Je vous remercie, Messire. J'ai tout le bois qu'il me faut."
Elle garda un long moment les yeux plongés dans la douceur sombre de ceux d'HdB, suivit du doigt les petites lignes que son sourire provoquait au coin de ses paupières.
"Bonne nuit, alors, mon âme. A vous revoir demain, le plus vite possible."
Et elle rentra dans sa trop grande maison.

Bonne nuit ma douce
lacha HDB dans un souffle. Trop tard, elle était déjà rentré chez elle. Enivré de son regard et de son parfum, HDB reprit le chemin de sa demeure, demain serait un autre jour, certes, mais un autre jour au paradis...

Mentaïg s'éveilla tôt, prête pour une autre journée.
Elle avait encore dans les cheveux le contact des doigts de HdB, à l'oreille son grand rire ; devant ses yeux dansait son regard brun.
Son premier soin, après ses occupations obligées du matin et un passage en mairie pour trouver un emploi, fut de se rendre chez Lems. Ysabeau comprendrait fort bien, et ne lui en voudrait pas de n'avoir pas commencé immédiatement la récolte de ses légumes, d'autant que la terre gelée demandait à se réchauffer un peu avant d'accepter de rendre ses fruits.

Passant devant la maison de Mentaig, Ysabeau y déposa un petit mot

Citation :

Ma chère Mentaig, merci de vostre récolte. Mes légumes sont parfaits, vous avez bien travaillé. J'en ai fait une bonne soupe, que j'ai dégusté ce matin et qui n'en doutons pas me donnera du courage pour toute la journée